Bonjour à tous.tes,
Je suis née pour lutter.
J’ai lu cette phrase dans un sous-titre d’une série il y a quelques heures et elle m’a profondément marquée. Je visionnais pour la seconde fois la mini-série consacrée à la vie de Madame C.J. Walker. Le genre de conte de fées hollywoodien où qu’importe sa couleur de peau ou l’époque où on est né.e avec LA bonne idée, un jour votre vie définitivement prendra un nouveau tournant. Je suis très loin d’avoir la vie de cette femme qui est extrêmement méritante de tout le succès et la fortune qu’elle a pu un jour obtenir, étant devenue la première femme millionnaire autodidacte des États-Unis. Et je n’ai pas subi la moitié des discriminations qui ont pu, un jour, la toucher. À côté d’elle, je suis même privilégiée selon un certain nombre de critères.
Et pourtant, je ne suis toujours pas millionnaire ou alors la société jusqu’à présent me l’a drôlement bien cachée.
Toutes ces success story, bien souvent américaines, ont quand même un point commun dans de nombreux films et séries. La fin se doit encore et toujours d’être un happy end. C'est forcément comme ça que ça se terminera. Le personnage principal est en général d’ailleurs blanc et hétéro, mince évidemment, a un entourage merveilleux, a subi une rupture amoureuse/s’est fait viré.e de son job/est veuf.ve/avec parfois un.des enfant.s à charge/a été victime d’abus, de violences, de tout ce que vous voulez, mais la base est là.
Evidemment un jour, lassé.e de cette vie qui ne lui convient pas, le personnage principal décide donc en général de tout plaquer, telle Katie, grande blonde, sportive et mince, pour se remettre de sa dernière histoire qui part vivre dans le fin fond du Wyoming. Elle ne sait plus quoi faire de sa vie, puis se rappelle qu’elle a toujours aimé les paillettes depuis l’enfance, se fait un réseau amical et professionnel en moins de 3 minutes car évidemment l’intégralité de son nouveau village est à sa disposition pour l’aider dans son nouveau projet. Katie est tellement souriante en même temps c’est mérité. Et elle ouvre une charmante petite boutique de bijoux à paillettes en moins de temps qu’il faut pour le dire. Le petit bonus c’est évidemment qu’elle a rencontré Chad dans dans les 1h30 que dure le film, et accepte de l’épouser à la fin au bout de trois conversations car c’est clairement l’homme de sa vie. A partir de là, vous avez deux options, soit c’est l’été et iels passent leur temps à se balader dans les vignes et à boire du vin en rigolant avec une petite brise qui agrémentera le scénario. Ou bien c’est la version hiver, on est à noel et sous la neige, forcément, iels rigolent toujours mais avec du vin chaud, et les sablés de Noel n’ont aucun secret pour elleux.
C’est beau les scénarios. Ça vend du rêve. Ce ne sont que des histoires de gens, que toi, tu ne croises absolument jamais dans ta vraie vie donc tu ne sais pas bien qui iels doivent représenter, mais on continue quand même de nous en abreuver chaque année. Et peut-être qu’on aime ça rêver.
On est le 13 mars 2023 et je peux vous assurer que dans ma vraie vie, rêver ça ne paye pas les factures. Et que je cherche des tas de choses, mais certainement pas à me marier là d'ici à la fin de la rédaction de cette newsletter, c'est certain malgré les 1 h 30 que durera probablement sa lecture.
Mais au-delà de ces informations capitales, je pense qu’une des plus grosses difficultés que j’ai à traverser avec la précarité, c'est tout ce rêve vendu depuis des années dans les livres, films et séries. On nous vend littéralement une vie simple où tout le monde est entouré et accompagné dans chacun de ses problèmes.
Et le problème dans nos vraies vies, et moi dans ma précarité, c'est notamment ça finalement. L’accompagnement, le manque de synchronisation entre les différents services et professionnel.lle.s que l’on est amenée à rencontrer, quand on les trouve. Et on ne tombe malheureusement pas toujours sur des perles.
J’écris ça, car là, aujourd’hui, j'en ai marre de lutter. Je suis dans une phase de colère extrême, où j’en veux à la terre entière.
En premier lieu aux politiques qui évidemment un jour ont installé cette misère et ne font absolument rien pour l’éradiquer alors qu’iels ont toutes les cartes en main, mais pas que.
Il est évident que chacun.e porte aussi une responsabilité, dans son travail, avec son entourage et tout simplement dans la façon dont on vit aujourd’hui. Rien que sur le regard que l’on porte à l’autre.
Je ne sais pas pourquoi je suis encore surprise et si touchée en 2023, de tomber sur des gens qui ne maitrisent absolument pas le sujet de la précarité, quand bien même pourtant ce sont des professionnel.lle.s notamment destiné à recevoir ce type de public.
J’ai fait ça encore mardi dernier. Ravalé ma fierté, rangé la culpabilité, oublié que j’ai plus d’estime de moi, et j’ai encore marché pour aller voir une assistante sociale. Celle-là même qui est forcément là pour m’aider. C'est son métier. Recevoir les pauvres et les accompagner si elle ne sait pas faire, vers qui est-on alors censé se tourner ?
Ce n'est jamais un cheminement agréable, et globalement ça s’est suffisamment mal passé à plusieurs reprises pour moi, pour que désormais ça déclenche une crise d’angoisse et/ou des insomnies. C'est le travail merveilleux de la mémoire ça.
Alors, j'ai lutté contre tout ça. Et j’ai marché. Ce n'était pas trop loin. J’ai attendu, car elle était en retard. Beaucoup. C’est qu’une pauvre qui attend, la considération à ce moment-là n’est pas vraiment très importante, alors qu’elle devrait clairement commencer là. Et puis l’entretien a démarré. Je suis toujours fascinée de voir à quel point les services ne sont pas coordonnés. Le quoiqu'il en coute dont il faut se servir pour à nouveau tout raconter à quelqu’un.e parfois qu’on ne reverra jamais et qui permet de se questionner quant à l’intérêt de cette démarche.
Ah oui, c’est parce qu’elle doit m’aider. J’ai faim, j’ai trop faim, et j’ai plus d’argent, vous voyez. Et plus les semaines et les mois passent et moins, j'en ai. parce que comme beaucoup mes charges ont augmenté, et que faire des courses est devenue un loisir de riches. Tant mieux, je veux dire pour tout.es celleux qui y arrivent encore. Mais ça fait longtemps ici que j’ai viré les loisirs de ma vie. Alors bon, manger, c’est devenu accessoire depuis un bon moment. Je crois que j’y arrive plus de toute façon la plupart du temps. Mais comme personne surveille, ça n’a pas d’intérêt.
Mais il parait que pour lutter, il faut reprendre des forces. Alors face à elle mardi dernier, j’ai attendu. Je pourrais faire un bingo de la précarité. Mais là, ça me fait plus marrer. C'est bien trop stéréotypé. Quand j’ai mentionné les emplois que je recherchais, parce qu’on commence évidemment par là, être sûr que vous faites ce qu’il faut pour vous en sortir, elle a commencé à s’agiter. Probablement, car ça doit toujours faire bizarre à certain.e.s d’avoir face à soi quelqu’un.e qui en réalité pourrait vous manager, voir cette personne-là avoir si faim. Comme si ça devenait concret et que les gens se disaient vraiment, mais alors demain, ça pourrait être moi ?
On est globalement mal parti dès le début, je crois, elle a coché une deuxième case au moment où elle a commencé à me parler plus lentement et à me répéter les choses, car a priori, je ne pouvais pas les comprendre du premier coup. Son mépris n’avait déjà plus de limites. Et puis la troisième est assez vite arrivée au moment où elle a mentionné les revenus et les charges.
On est en 2023 et j’avais face à moi encore une assistante sociale persuadée que si j’ai faim, c'est que je ne sais pas faire et encore moins tenir un budget. Afin de me culpabiliser un peu plus. Ou parce que depuis plusieurs années, on ne me l’a pas assez répété. Probablement que je n'ai pas assez été accompagnée.
Les stéréotypes et les idées convenues ont la dent dure.
Personne en premier lieu se dit que si un.e pauvre a faim, c’est d’argent dont il a clairement besoin. Que sûrement, c'est ça qui lui manque aujourd’hui. Mais on ne donne jamais d’argent aux pauvres directement, on ne sait pas trop comment ces gens-là vont aller le dépenser. Alors des fois qu’iels ne feraient pas bien, on préfère nous demander de justifier par A+B l’intégralité de nos vies pour nous filer ensuite dans le meilleur des cas un chèque de 50 balles à utiliser seulement dans une grande surface, où tout coute plus cher, et sur lequel on n'aura pas oublié de préciser que ça n’est pas valable pour de l’alcool. Pour continuer à nous stigmatiser.
J’avais 900 euros de revenus pour ce mois de mars. J'ai payé quasiment 400 euros de loyer de ma poche. On peut retourner mon budget dans tous les sens et le mien étant fait à l’année, on peut s’amuser, c’est quand même pas bien compliqué de comprendre que clairement le reste à vivre n'est pas suffisant une fois le reste des charges payées.
Et pourtant voilà, j’ai 15 balles sur mon compte et on est le 13 du mois. Il me reste donc 23 jours avant le prochain paiement de pôle emploi.
23 jours avec 15 euros. Là encore, on peut faire des tas d’opérations mathématiques, je n’ai ni les moyens d’ouvrir une boutique de bijoux à paillettes dans le Wyoming mais encore moins la force de supporter les remarques et conclusions faites par une assistante sociale en trois minutes dans un bureau qui ne fait que continuer à appuyer sur ma tête déjà largement sous l’eau.
Alors comme je suis hyper adulte, j’ai fait un truc d’adulte. Je suis restée sidérée, à la troisième fois où elle commençait à détacher les syllabes de ses mots, je me suis dit que c’était assez et que mon problème, ce n'était pas d’être idiote. Et quand bien même, je le serais, dans tous les cas, le respect était le minimum de ce à quoi j’avais le droit. Alors, je suis partie, et je lui ai souhaité bon courage à elle. Car vraiment, même s’il m’en faut moi là chaque jour pour savoir si ça vaut encore la peine de lutter ou non, je suis persuadée que sa position doit être drôlement compliqué, si elle ne comprend déjà pas la vie des gens qui à chaque rdv sont face à elle. Au moins moi, je sais qui je suis. Pas où je vais, mais je marche pour essayer d’y aller.
Et comme je suis réellement très adulte, j’ai marché les quelques mètres qui me ramenait chez moi, j’ai fermé la porte, je crois que je n'ai même pas enlevé mon manteau et je me suis écroulée en pleurs, par terre dans mon couloir.
Là, c'est le moment où on fait un fondu, dans un film, vous savez, et l’image se termine. Et le film aussi. Mais dans celui-là, il n'y a pas de happy end. Ou bien c’est une série sans fin. Moi aussi, je déteste ça. Mais parfois ça arrive.
Il y a vraiment des gens qui luttent toutes leurs vies. Réellement. Et qui n'ont jamais de happy end.
Parce qu’on n'a pas de garantie en réalité dans la vie. Personne n’est là chaque jour pour te dire que si tu marches suffisamment, le tournant va arriver au bout du chemin assurément.
Ça fait 18 mois plus ou moins, je n'ai pas compté en fait, que je parle ouvertement de précarité sur Instagram. Ça avait déjà commencé, notamment avec une assistante sociale qui m’avait encore plus enfoncée la tête sous l’eau, iels doivent se passer le relais, je ne sais pas. Moi, je crois qu’iels feraient mieux de se passer nos dossiers. Une petite centralisation au moins départemental. Mais ce n'est pas moi qui gère ça.
Là, j’ai abandonné. Le conseil départemental du Calvados ne donnera pas d’aide alimentaire à Sylvie en mars 2023. Je n'ai pas assez souri. Ni à Inès et Louka du coup. Iels ont dû barrer mon nom sur une liste, elle a dû trouver, comme tant d’autres, que je n'en faisais pas assez et surtout pas ce qu’il faut. Et puis elle a dû hausser les yeux, en pensant que ça serait compliqué, pour moi.
Sur Instagram, à chaque fois que je parle de précarité, j’ai toujours une personne a minima extrêmement bienveillant pour me rappeler que c’est quand même pas compliqué. Il suffit juste d’aller travailler et puis bon ça va du travail, il y en a, et puis suffit juste de pas être regardant sur le poste, les horaires, les conditions de travail et le salaire, et ça sera terminé.
Ma happy end à moi s’écrira là, usée par un job précaire et minable en étant sous-payée.
En même temps, une vie de plus ou de moins, arrivée à la retraite, si on l’atteignait, ça ne changerait rien à la personne qui écrit ça et qui a a priori, d’énormes connaissances en économie et sociologie, alors, ça ne lui coute rien de me le partager.
Parce qu’évidemment, moi, ça non plus, je n'y avais pas pensé. Alors que je passe tout mon temps qu’à ça. Depuis des mois, des années. Essayer de trouver un job stable. Un job tout court. Ou la bonne formation pour rebondir. Ou une entreprise pour une alternance. En fait trouver, MA bonne idée. Et que c’est ça qui m’use en réalité. De voir que toute l’énergie gaspillée pour ça n’aboutie pas.
C'est fou comme la précarité est associé à l’idiotie. Je ne sais pas comment les gens s’imaginent parfois à quoi ressemblent ma vie.
C'est comme si chaque jour pour elleux, je m’asseyais sur mon lit face à la vue de Caen, elle est canon, c'est vrai, une fois les enfants déposés à l’école et puis je ne sais pas. Apparemment, j'attends.
16 h 30, l’heure de retourner les chercher.
Et puis je recommence le lendemain.
Mes journées sont remplies. C'est juste que personne ne me paye pour toutes les taches que j’effectue.
Mais ça n’empêche pas la terre entière de me juger.
Parce que c’est plus simple. Plutôt que d’écouter.
J'ai perdu en énergie parce que je ne me nourris pas assez et que je redors très mal depuis des semaines. Mais si je n'ai pas d’énergie, c'est surtout parce que j’ai faim. Le régime thé/soupe instantanée, ce n'est pas glorieux. Et si j’ai si faim, c’est parce que je n'ai pas d’argent.
Pourquoi on doit encore justifier ça là en 2023 ?
Et pourquoi pense-t-on éternellement que c’est une responsabilité individuelle alors que c’est tout le collectif qui doit être pointé du doigt ?
Alors, on s’en sort comment ?
Il faut lutter avec ses moyens, qui s’amenuise à chaque semaine passée et sans garantie de happy end à la fin.
J’ai lu un jour, je l’ai déjà écrit, que seulement 1 personne sur 5 sortira de la précarité.
Ça me parait ici de plus en plus compliqué, je ne suis absolument pas certaine d’y arriver. Probablement que ma vie dans les prochaines années se résumera à essayer de nous maintenir à flot, en espérant trouver quelques lueurs d’espoirs et résoudre les problèmes des enfants.
Là, je suis lasse de lutter. Je n'ai jamais voulu vivre cette vie-là. Personne ne le veut.
Ça va faire 7 ans en juillet que je me bats pour essayer de nous trouver une vie stable à 3.
7 ans. Pas 7 jours. 7 ans.
Aujourd'hui, je ne crois pas que j’aurai l’énergie de recommencer 7 ans de plus. C'est même certain en réalité. Je le sais au fond de moi.
Et le pire ça sera alors de donner à Inès et Louka tout l’inverse de ce qu’avait imaginé. Au lieu de nous élever et de leur donner toutes les possibilités de leur offrir la vie de leur choix, elleux aussi finalement n’auront clairement pas d’autres choix.
À leur tour, de lutter.
Quand j’ai fait des story, il y a quelque temps sur Instagram, on m’a dit qu’a priori la seule solution pour s’en sortir, c’était d’avoir de la chance.
J'ai un sacré doute sur le fait que précarité et chance aient une bonne compatibilité. Mais on va me dire encore que je manque d’espoir ou que je n'en fais pas assez. Parce qu’il faudrait toujours y croire.
Aujourd’hui, je m’en fous à peu près littéralement, de l’avis des gens.
Je n’aurais pas assez d’énergie pour lutter face à ça éternellement.
Peut-être juste ce qu’il faut de colère, pour continuer à me révolter.
Sylvie
Pour aller plus loin :
https://www.francetvinfo.fr/economie/inflation/pauvrete-des-associations-appellent-a-une-revalorisation-des-minima-sociaux-au-dessus-de-l-inflation-le-mois-prochain_5709362.html Actuellement une personne gagnant le smic touche environ 1350 euros net par mois (et c’est déjà pas assez), quand une personne qui touche l’ASS comme moi touche 500 euros net par mois, 550 les mois à 31 jours. On est au-delà aujourd’hui de la survie. Il est plus qu’urgent de les revaloriser effectivement mais à titre personel je n’ai aucun espoir avec ce gouvernement qui n’y voit aucun problème. Iels maintiennent les gens dans la précarité c’est un choix dont il faut en avoir conscience. Mais on y reviendra sur Instagram dans la suite de posts que je vous ai écrit et qui y seront publiés durant les prochaines semaines.
Episode du podcast “Thune” avec Denis Colombi, sociologue, ‘Sortir de la pauvreté : une question de volonté ?’
Le livre de Denis Colombi ‘Où va l’argent des pauvres’
Le podcast ‘Pauvreté et politiques publiques’ par Esther Duflo, c’est long, il y en a pour plusieurs heures, mais passionant en présentant une vision élargie et mondiale de la pauvreté. Finalement même dans des pays différents il y a des shémas qui se répètent.
Si vous souhaitez me soutenir :
J’ai écrit un livre que vous pouvez acheter ici Fragment(h)é j’en parlerai dans la prochaine newsletter des Actus de la Gazette.
Vous pouvez me faire un don par exemple l'équivalent d’un café parisien par mois, parce que ça coûte plus cher qu’un café normand. J’aime pas ça mais j’achèterais du thé avec, ou un plein de courses unique par ici C’est donc unique ou mensuel, toujours à partir de 1e et vous arrêtez quand vous voulez. Et si un.e millionnaire passe par là je prends aussi le paiement de mon loyer. Ou finalement le mariage pour nous mettre tous les trois à l’abri.
Vous pouvez ausssi m’embaucher à Caen, parce que je suis une meuf super sympa, malgré la colère, et que je fais d’excellents petits gateaux quand j’ai de l’argent mais avec un taf ça sera plus un problème, pour emmener aux pauses entre collègues.
Sylvie, incroyable lettre. Tellement importante. Merci.